Cinquante-trois
Vers la tombée du jour, il comprit qu’il était dans un service de réanimation, que son cœur avait arrêté de battre une première fois dans la piscine, puis une seconde dans l’ambulance et une troisième en salle des urgences. On lui avait administré un médicament puissant pour réguler son pouls et c’était pourquoi son cerveau était si embrumé et qu’il était incapable de penser de façon cohérente.
Aaron avait reçu la permission de le voir cinq minutes toutes les heures. A un certain moment, tante Vivian avait été là puis Ryan était arrivé.
Différents visages s’étaient penchés sur lui et différentes voix lui avaient parlé. Il faisait à nouveau jour lorsque le médecin lui expliqua que la faiblesse qu’il ressentait était normale. La bonne nouvelle était que son muscle cardiaque n’avait pas trop souffert et qu’il était déjà en bonne voie de guérison. On allait continuer les perfusions de lidocaïne, d’anticoagulants et de médicaments destinés à dissoudre le cholestérol. « Reposez-vous et guérissez » furent les derniers mots qu’il entendit avant de perdre à nouveau connaissance.
Ce fut la veille du Nouvel An qu’on lui expliqua ce qui s’était passé. On avait diminué ses doses de médicaments et il était maintenant capable de suivre une conversation.
Il n’y avait personne sur les lieux quand les pompiers étaient arrivés à la maison. Quelqu’un avait appuyé sur les boutons d’urgence pompiers, police et secours médical. Courant sur le chemin latéral, les pompiers avaient immédiatement repéré les carreaux cassés, les meubles renversés et le sang sur les dalles. Puis ils avaient aperçu le corps flottant à la surface de l’eau.
Aaron était arrivé au moment où on repêchait le corps de Michael, en même temps que la police. Tout le monde avait fouillé la maison sans trouver personne. Les taches de sang étaient inexplicables et il avait dû y avoir un début d’incendie. A l’étage, les placards et les tiroirs étaient ouverts et une valise à demi pleine était posée sur le lit. Mais on ne trouva aucun signe de lutte.
Ce fut Ryan, l’après-midi même, qui s’aperçut que la Mercedes de Rowan avait disparu, ainsi que son sac et tous ses papiers. Personne n’avait pu mettre la main sur sa sacoche de médecin.
En l’absence d’explication plausible, la famille fut prise de panique. Bien qu’il fût encore trop tôt pour déclarer Rowan disparue, la police commença des recherches officieuses. On retrouva la voiture de Rowan au parking de l’aéroport avant minuit et on découvrit qu’elle avait pris deux billets pour New York en début d’après-midi et que l’avion avait atterri à l’heure. Un employé qui se souvenait d’elle raconta qu’elle voyageait avec un homme de haute taille. Les hôtesses se souvenaient également très bien du couple qui avait passé son temps à parler et boire pendant le vol. Aucun indice de coercition. La famille ne pouvait rien faire d’autre qu’attendre que Rowan se manifeste ou que Michael explique ce qui s’était passé.
Trois jours plus tard, le 29 décembre, un câble provenant de Suisse arriva. Rowan expliquait qu’elle allait rester quelque temps en Europe et que des instructions concernant ses affaires personnelles suivaient. Le câble contenait une série de mots codés que seule l’héritière et le cabinet Mayfair & Mayfair connaissaient. Le même jour, le cabinet reçut effectivement l’ordre d’effectuer un transfert de fonds important sur une banque de Zurich. Là encore, les mots codés étaient corrects. Mayfair & Mayfair n’avait donc aucune raison de contester les instructions de Rowan.
Le 6 janvier, lorsque Michael quitta le service de réanimation pour une chambre normale, Ryan vint lui rendre visite. Il semblait tout à fait bouleversé et mal à l’aise. Il dut employer des trésors de diplomatie pour lui annoncer les nouvelles qu’il venait de recevoir.
Rowan était partie « pour une durée indéterminée ». On ignorait où elle se trouvait exactement mais elle contactait fréquemment Mayfair & Mayfair par l’intermédiaire d’un cabinet d’avocats de Paris.
Elle avait donné des ordres pour que Michael devienne l’unique propriétaire de la maison de First Street. Aucun membre de la famille ne devait contester son droit exclusif sur cette propriété. A sa mort seulement, la maison retournerait dans l’héritage Mayfair.
Quant à ses frais personnels, il pouvait dépenser sans compter la fortune de Rowan. En d’autres termes, il fallait lui donner tout l’argent qu’il demanderait.
Michael n’entendait même pas ce que Ryan lui disait. Il n’avait même pas besoin d’expliquer à Ryan, ou à qui que ce fut, le drame qu’il était en train de vivre ni comment ses pensées erraient sans cesse, déroulant interminablement les événements de sa vie, depuis son enfance.
Quand il fermait les yeux, il les revoyait tous, au beau milieu des flammes et de la fumée. Il entendait les battements de tambour, sentait l’odeur du feu et entendait le rire perçant de Stella.
Puis cette vision s’effaçait. Le calme revenait et il revoyait son enfance, quand il marchait dans First Street avec sa mère, cette nuit de mardi gras si lointaine, en songeant à quel point cette maison était belle.
Ryan expliqua que tout le monde espérait que Michael resterait vivre dans la maison, que Rowan reviendrait et qu’ils se réconcilieraient. Puis il sembla perdu. Embarrassé et profondément abattu, il dit d’une voix triste que la famille « ne comprenait vraiment pas ce qui s’était produit ».
Un certain nombre de réponses possibles traversèrent l’esprit de Michael. Il s’imagina en train de faire quelques remarques qui iraient enrichir les vieilles légendes familiales, des allusions obscures au nombre treize, à la porte et à l’homme, des remarques dont on débattrait encore pendant des années, dans l’herbe, lors de dîners où dans des salons mortuaires. Mais faire cela était impensable. En fait, il fallait rester muet.
Puis il s’entendit dire, avec une admirable conviction :
— Rowan reviendra.
Ce fut tout.
Tôt le lendemain, au retour de Ryan, Michael lui demanda que tante Vivian aille s’installer dans la maison si elle le désirait. Il ne voyait aucune raison valable pour qu’elle reste seule dans son appartement. Et si Aaron voulait venir aussi, il en serait très heureux.
Ryan se répandit en une longue explication toute juridique confirmant que la maison appartenait à Michael et qu’il n’avait aucune permission à demander concernant First Street. Il ajouta enfin que Michael pouvait lui demander « absolument n’importe quoi ».
Suivit alors un long silence. Ryan s’effondra. Il dit qu’il ne comprenait pas en quoi la famille et lui avaient déplu à Rowan. Elle leur avait retiré la gestion de sommes faramineuses et le projet de Mayfair Médical avait été interrompu. Tout cela était incompréhensible.
Michael lui dit :
— Ce n’est pas votre faute. Vous n’avez rien voir là-dedans.
Il y eut à nouveau un long silence. Ryan semblait honteux de s’être laissé aller. Michael répéta :
— Elle reviendra. Vous verrez. Ce n’est pas terminé.
Le 10 février, Michael sortit de l’hôpital. Il était très faible, ce qui le frustrait horriblement, mais son muscle cardiaque avait fait d’énormes progrès et son état général était plutôt bon. Aaron le ramena en ville dans sa limousine noire.
Le chauffeur était un Noir à la peau claire répondant au nom de Henri. Il vivait dans la petite maison derrière le chêne de Deirdre et s’occupait de tout pour Michael. Il faisait beau et chaud. Il avait un peu gelé après Noël puis des trombes d’eau étaient tombées mais le temps était maintenant printanier et les azalées fleurissaient dans tout le jardin. L’olivier avait retrouvé ses magnifiques feuilles vertes après les gelées et un vert tendre colorait les chênes.
Tout le monde était heureux, expliqua Henri, parce que mardi gras approchait. Les défilés allaient commencer d’un jour à l’autre.
Michael fit une promenade dans le jardin. Toutes les plantes tropicales mortes avaient été arrachées et les nouveaux bananiers poussaient déjà très haut. Même les gardénias reprenaient du poil de la bête. Les lagerstroemias étaient toujours dénudés mais c’était normal. Le long de la grille de devant, les camélias étaient couverts de fleurs rouge sombre. Les magnolias commençaient à perdre leurs pétales, qui jonchaient les dalles.
La maison brillait comme un sou neuf, grâce aux bons soins de tante Vivian, qui avait pris l’ancienne chambre de Carlotta tandis qu’Eugenia se trouvait toujours tout au bout du couloir du deuxième étage.
Pendant des jours et des jours, les visiteurs se succédèrent. Béa vint avec Lily, puis Cecilia, Clancy et Pierce et enfin Randall avec Ryan, qui avait divers papiers à faire signer. D’autres passèrent, dont il avait du mal à se rappeler les noms. Parfois, il leur parlait, parfois non.
Mais il se rendait compte du trouble des cousins. Ils étaient mal à l’aise dans la maison.
Pas lui. La maison était vide et propre et il connaissait la moindre réparation qui y avait été faite, la moindre touche de peinture, le moindre plâtre et la moindre boiserie neuve. C’était son chef-d’œuvre, jusqu’aux gouttières neuves et aux planchers qu’il avait grattés et teintés lui-même. Il se sentait bien dans cet endroit.
— Je suis heureuse de voir que vous ne portez plus ces affreux gants, dit Béatrice.
On était dimanche et c’était la seconde visite qu’elle lui rendait. Ils étaient assis dans la chambre.
— Je n’en ai plus besoin, dit Michael. C’est vraiment curieux mais, depuis l’accident de la piscine, mes mains sont redevenues normales.
— Vous ne voyez plus rien ?
— Non. Peut-être que je n’ai jamais utilisé correctement mon pouvoir. Ou pas au bon moment. Alors on me l’a retiré.
— C’est plutôt une bénédiction, commenta Béa, essayant de cacher son trouble.
— Cela n’a plus d’importance.
Aaron s’entretint avec Béatrice à la porte. Par hasard, Michael était justement sur le palier et entendit Béatrice dire au vieil homme :
— Il a pris dix ans d’un coup.
Elle pleurait et suppliait Aaron de lui raconter la tragédie.
— Cela ne m’étonne pas que cette maison soit maudite, dit-elle. Ils n’auraient jamais dû projeter d’y vivre et nous aurions dû les en empêcher. Vous devriez le pousser à partir d’ici.
Michael retourna dans sa chambre et ferma la porte derrière lui.
Il se regarda dans le miroir de la coiffeuse de Deirdre et décida que Béa avait raison. Il faisait plus vieux. Il n’avait pas remarqué les fils gris sur ses tempes et un peu partout dans ses cheveux. Et il avait peut-être quelques rides de plus qu’avant. Beaucoup plus, même. Surtout autour des yeux.
Il sourit. Il ne se souvenait même plus comment il était habillé : il avait mis la veste de smoking en satin noir, avec des revers violets, que Béa lui avait envoyée à l’hôpital. Comme c’était drôle ! Michael Curry, le garçon d’Irish Channel, portant une veste aussi chic !
— Eh bien, monsieur, dit-il en essayant d’imiter Julien dans la rue, à San Francisco.
Même son expression avait un peu changé. Il sentit en lui un peu de la résignation de Julien.
Il descendit, très lentement, comme le médecin le lui avait recommandé, et entra dans la bibliothèque. Le bureau n’avait pas servi depuis qu’on l’avait nettoyé après la mort de Carlotta et il se l’était approprié. Il y rangeait son carnet.
C’était celui dans lequel il avait commencé à prendre des notes à Oak Haven. Il continuait à y inscrire des remarques, presque tous les jours, car c’était la seule façon pour lui d’exprimer ce qu’il ressentait.
Bien sûr, il avait tout raconté à Aaron, la seule personne à laquelle il se confierait jamais.
Mais il avait besoin de cette relation calme et contemplative avec la page blanche pour s’épancher complètement. Il était heureux de s’asseoir là et de regarder de temps à autre, à travers les rideaux de dentelle, les passants qui se dirigeaient vers Saint Charles Avenue. Plus que deux jours avant mardi gras.
Ce qu’il n’aimait pas, c’étaient les tambours qu’on commençait à entendre depuis la veille. Il les détestait.
Lorsqu’il en eut assez d’écrire, il prit Les Grandes Espérances sur le rayon de la bibliothèque, s’assit à l’extrémité du canapé de cuir, près de la cheminée, et se mit à lire. Eugenia ou Henri allait bientôt lui apporter un plateau. Il mangerait, ou pas.